Sur la route

Focus sur la dramaturgie roumaine contemporaine

Bien agiter, avant d’ouvrir !

 

Quelle est cette nécessité, la « Nécessité »[1] au sens où Joyce l’entend, qui lierait notre société déshumanisée, arbitraire, éclatée, désenchantée à un impératif théâtral ?

Notre génération a initié une réflexion sur les conséquences identitaires du déclin du modèle communiste pour notre Europe contemporaine.

Conscients de la mutation de l’espace social et politique, notre prise de parole est celle d’une jeune génération ouverte sur l’Europe, qui s’interroge sur ses origines afin de mieux en imaginer les possibles. Adossés à notre héritage, à l’Histoire avec sa grande hache totalitaire-majoritaire, nous ne cessons de nous demander comment notre génération pourrait parvenir à extirper l’espoir de sa gangue. En somme, focalisés sur les origines et les conséquences de la chute de la dictature communiste, et, au moyen d’un langage minoritaire, nous tentons de faire entendre les interrogations d’une jeune génération sur les possibilités d’un vivre ensemble, dès lors qu’aucune idéologie commune ne semble résister au désir de pouvoir.

Si nous nous différencions par un foisonnement formel et thématique, ce qui nous relie est le regard que nous portons sur l’actualité, sur les événements de l’histoire récente ; la dimension politique et sociale étant prégnante.

 

Les jeunes auteurs et metteurs en scène roumains et moldaves dissèquent l’Histoire au scalpel pour montrer au grand jour ce qui a été récupéré, oublié, caché, déformé :

20/20, texte écrit et mis en scène par Gianina Carbunariu[2] fouille les résonnances des évènements de mars 1990 lorsque un violent conflit ethnique entre roumains et magyars a éclaté à Tirgu Mures, en Transylvanie, se soldant par cinq morts et plus de deux cents blessés.

Capete infierbantate (Têtes brûlées) de Mihaela Michailov revient sur les événements des « Minériades » des 13-15 juin 1990 à Bucarest ; six mois après l'instauration de la démocratie, les mineurs ont été convoqués par le président roumain et manipulés pour réprimer ceux qui protestaient contre l’avènement au pouvoir d’un ancien dirigeant communiste.

Antidote de Nicoleta Esinencu[3] retrace une longue histoire du gaz et du nucléaire, du zyklon B utilisé à Auschwitz, jusqu’à Tchernobyl, en passant par les menaces de contamination chimique en temps de Guerre Froide. L’auteure moldave rend compte de la désinformation, de l’endoctrinement et de la manipulation des masses. L’intoxication aux informations poussant à la paranoïa de l’ennemi invisible, sans identité, à l’ennemi clairement identifié, et la propagande inodore, incolore qui s’infiltre sournoisement dans les esprits fait grandir l’empire de la peur et laisse le racisme et le nationalisme dominer les esprits et les pulsions.

 

Dans une veine d’activisme social, les auteurs mettent en valeur les histoires de la communauté, investissant les scènes alternatives ou l’espace public pour parler de problèmes majeurs, tels que l’expulsion, l’expatriation, le racisme, l’homophobie, etc.. Bogdan Georgescu[4] dans son texte Fara sprijin (Sans soutien) est parti de l’expérience et des témoignages des personnes expulsées. Vera Ion, optant pour un travail plus intime, traite avec ses textes Ich Clown et Refuz sa cresc (Je refuse de grandir) de ses expériences personnelles, avec pour embrayeur dramaturgique son voyage à Londres où elle a gagné de l’argent avec son travail de clown.

Enfin Rosia Montana - pe linie fizica si pe linie politica (Rosia Montana, une perspective physique et politique), texte écrit par Stefan Peca[5], mis en scène par Gianina Carbunariu, Radu Apostol, Andreea Valean (membres fondateurs du collectif d’auteurs et de metteurs en scène dramAcum), dénonce le projet d’exploitation de cette localité minière (Rosia Montana détient le plus important gisement de Roumanie, estimé à 300 tonnes d'or et 1 600 tonnes d'argent) initié par la compagnie canadienne Gabriel Resources et soutenu par le président roumain Traian Basescu, et par là-même la destruction de l’environnement (l’extraction à ciel ouvert nécessite l’utilisation de cyanure), l’anéantissement du patrimoine culturel de Rosia Montana et la délocalisation de ses habitants.

 

Mihaela Michailov, portrait

 

Mihaela Michailov est un météore, son œuvre dessine une belle ligne d’horizon : l’avènement d’un théâtre de protestation, une sorte de théâtre d’agitprop du XXIème siècle : un théâtre critique, sans concession, provocateur, poélitique. Depuis 2002, elle a écrit plus d’une dizaine de pièces de théâtre, dont quatre en direction des adolescents.

Les motifs abordés tiennent de l’actualité sociopolitique roumaine ou de son passé historique et de ses conséquences sur le présent, tout en explorant un théâtre protéiforme : documentaire (dans Capete Infierbintate / Têtes brulées), choral (dans Google tara mea / Cherche mon pays sur google !, Copii rai / Sales gosses), drames tragi-comiques (dans Faceti loc / Faites de la place et Complexul Romania / Le Complexe Roumanie).

Elle a reçu le prix UNITER (équivalent roumain des Molières) de la meilleure pièce en 2006 avec Le Complexe Roumanie[6], texte sur la tragédie du communisme, qui, en parcourant deux décennies – celle du régime totalitaire communiste de Ceausescu et celle de la période postcommuniste – nous montre comment la Révolution de 89 a dévoré ses enfants.

Puis, avec Cherche mon pays sur google ![7], Mihaela Michailov dresse un portrait au vitriol des questions identitaires et communautaires qui agitent la Roumanie, elle dépeint des scènes de la vie raciste : la discrimination dont sont victimes les noirs et les Roms vivant dans ce pays.

Au cœur de cette pièce, se trouve, une question fondamentale : celle de l’Altérité. La difficulté de s’envisager au sens propre est prégnante. Le philosophe Emmanuel Levinas, revendiquait, de fait, la valeur éthique du visage, comme une épiphanie qui nous interdit de tuer.

Le visage de l’étranger, sa couleur de peau ; sordides critères qui sont à l’origine des pages les plus noires de l’histoire. La discrimination est le fléau de notre société malade ; l’« hypermodernité » ne fait qu’entretenir l’illusion d’une Europe réputée démocratique et progressiste, alors qu’elle ne cesse de mettre en place des « seuils de tolérance » combinés à diverses formes d'ostracisme xénophobe.

L’auteure passe au crible les actes de violence, les dérapages de comportement et de discours, la haine de la différence, la peur de l’Autre. Au sein d’une indifférence quasi-généralisée, voici une voix émergente qui tente de trouver un espace de résistance contre les mouvements intégristes, les propos haineux et la violence qui se déchaînent aujourd’hui.

La radicalité de la forme épouse la force du propos. La pièce se construit sur un agencement plurivoce où la structure dramaturgique est un entrelacs qui mêle récit, scènes dialogiques et chorales, monologues, contes. Cette construction rappelle celle d’un site internet avec ses multiples ramifications, bifurcations, connexions :Cherche mon pays sur google ! est donc une sorte d’hypertexte théâtral. Entre oralité brute de la rue, écriture en ritournelles, et poème dramatique, la langue est syncopée, plastique, musicale. Elle oscille entre une écriture directe, des répliques courtes et incisives, taillées dans un vocabulaire quotidien urbain, reflet de la société à laquelle les personnages appartiennent ; et des tournures enfantines, extirpées d’une enfance claudicante. Loin d’être anecdotique, informatif ou événementiel, Cherche mon pays sur google ! rappelle avec force et justesse les origines mêmes de notre situation et notre responsabilité de citoyens européens. Car au-delà des frontières de la Roumanie, les mesures politiques européennes, notamment françaises, prises à l’égard des Roms, sont indignes et irrespectueuses des droits de l’homme.

 

En Roumanie, Mihaela Michailov est également une pionnière dans la création d’un théâtre destiné au public jeune. Le théâtre jeune public se résumant souvent à des textes mièvres. Sales gosses est une pépite. Mihaela Michailov s’est inspirée d’une histoire vraie, celle d’une enseignante qui a ligoté une élève dans sa salle de classe, les mains derrière le dos, et dont les petits camarades ont suivi l’exemple en la ligotant à leur tour. La jeune fille a été retrouvée attachée dans les toilettes de l’école après avoir été sauvagement mutilée.

C’est ici l’histoire d’une petite fille rêveuse et ascolaire qui crée de petits animaux avec des élastiques et qui se retrouve punie par son professeur durant une leçon sur la démocratie. Elle est ensuite montrée en exemple pendant la récréation, puis torturée par ses camarades de classe. Ce texte est remarquable à de multiples égards : actualité du sujet, richesse d’interprétation, qualité du travail sur la langue, humour.

La pièce convoque en effet une multitude de voix : la voix du narrateur qui problématise la condition de toute une génération d’élèves, la voix de la petite fille, la voix du professeur, les voix de ses camarades de classe ; en somme un beau challenge pour une comédienne. C’est aussi, pour le public français, une écriture forte, dont on ne peut sortir indemne. Sales gosses traite de la violence à l’école et de la médiatisation perverse qui en est faite sur Internet via YouTube ou les réseaux sociaux.

Elle nous a fait parvenir un petit texte pour nous expliquer sa nécessité d’introduire en Roumanie du théâtre pour la jeunesse :

« Le théâtre pour jeune public possède un potentiel énorme de solidarisation sociale. En se regardant agir à travers leur théâtre, les enfants et les adolescents peuvent développer une réflexion commune et appréhender les nombreuses questions que soulève le maillage complexe de leur quotidien. Le théâtre jeune public est un théâtre qui nous fait grandir ensemble. En lui permettant d’assister à la représentation de ses propres histoires, il offre à la jeunesse la possibilité de prendre conscience de la nécessité de changer la société à laquelle elle appartient. Les enfants et les adolescents ont toujours occupé une place majeure dans mon travail d’écriture dramatique. Leur présence constante provient de la nécessité de faire entendre leurs voix. De la nécessité de faire preuve d'empathie lucide à l’égard de leurs problèmes non-dits et de l’aura symbolique qu’ils sous-tendent.

Dans Complexul România (Le Complexe Roumanie), un élève-pionnier fier de sa patrie devient un petit capitaliste qui cherche, aboulique, sa place. Dans Interzis sub 18 ani (Interdit aux moins de 18 ans), deux adolescentes sont en lutte avec le passage à l’âge adulte, qui les transforme du jour au lendemain en filles-femmes. Dans Familia Offline (La Famille Offline[8]), les enfants endossent le rôle de leurs parents partis à l'étranger. Dans Mi-e frică (J’ai peur), une petite fille refuse de naître, en vieillissant, de jour en jour, dans le ventre de sa mère. Dans Cum traversează Barbie criza mondială (Comment Barbie traverse la crise mondiale[9]), les enfants deviennent les produits cosmétiques du consumérisme qui embrasse perversement le doux visage des nourrissons auxquels on a mis de la crème antivieillissement. Dans Sub Pământ(Sous terre), théâtre documentaire abordant la situation des mineurs et le capitalisme sauvage des 20 dernières années, les enfants dessinent la carte d'un avenir étouffé par les échecs du présent.

J’ai conçu Copii răi (Sales gosses) comme un texte-manifeste contre le système éducatif qui esclavagise les esprits et transforme les réactions spontanées en preuves d'obéissance consolidées par la peur. J'ai écrit Sales gosses car je ne cesse de remarquer autour de moi des voix d’enfants que l’on n’entend pas, que l’on n’autorise pas à exister, que l’on n’encourage pas à dire ce qu'elles ont à dire. Aux enfants réduits au silence, aux enfants pour qui l'école est une guerre continue, perdue d’avance parce qu’ils n’ont pas le pouvoir des professeurs-adversaires, aux enfants qui sentent qu’ils ne servent à rien – ce texte leur est dédié.

En Roumanie, le théâtre jeune public est presque inexistant, réduit à des histoires de héros et de dragons, un théâtre qui ne représente pas ceux à qui il s'adresse. Le théâtre pour le jeune public n'est pas le théâtre du public jeune. C’est pourquoi, il m’a semblé important d'écrire un texte sur les enfants d'aujourd'hui et les problèmes auxquels ils sont confrontés. Je crois en un théâtre politique pour le jeune public, un théâtre qui transforme les esprits des adolescents et le territoire sensible des émotions en moteurs d'intervention sociale. Je crois en un théâtre qui représente les problèmes aigus auxquels les jeunes d’aujourd’hui sont confrontés, un théâtre de réflexion et d'action, dans lequel des communautés d'idées se créent. Je crois en un théâtre qui n’endort pas la conscience des enfants et des adolescents avec le mirage hypnotisant du féerique. Je crois en un théâtre qui descend dans le monde des jeunes pour le représenter dans toute sa complexité. (Mihaela Michailov) ».

 

 

Alexandra Lazarescou, article paru dans le BAT, 6 juin 2013. 

 

 



[1] JOYCE, James, « Le drame et la vie », Œuvres, I, Paris, Gallimard, 1982, p. 921-922 : « Si vous me demandez comment naît le drame, ou quelle en est la nécessité, je réponds tout simplement la Nécessité. C’est le simple instinct animal appliqué à l’esprit… Le drame jaillit spontanément de la vie. »

 

[2] Textes disponibles en français :

Avant hier, après demain (Nouvelles du futur)de Gianina Carbunariu, traduit du roumain par Mirella Patureau, éd. L’Espace d’un Instant, 2011.

Kebab, suivi de Stop the tempo ! de Gianina Carbunariu, traduit du roumain par Christian Benedetti, Gabriel Marian, Anamaria Marinca, Diaana Cilan, éd. Actes-Sud Papiers, 2007.

 

[3] Textes disponibles en français :

FUCK YOU, Eu.ro.Pa ! suivi de Sans sucre de Nicoleta Esinencu, traduit du roumain (Moldavie) par Mirella Patureau, éd. L’Espace d’un Instant, 2007.

Antidote de Nicoleta Esinencu, traduit du roumain (Moldavie) par Alexandra Lazarescou, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

 

[4] Texte disponible en français :

Roumanie ! Va te faire foutre de Bogdan Georgescu, traduit du roumain par Fanny Chartres, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

[5] Textes disponibles en français :

The Sunshine play de Stefan Peca, traduit du roumain par Fanny Chartres, éd. Théâtrales, 2008.

U.F de Stefan Peca, traduit du roumain par Gabriel Marian, éd. Climats/ Maison Antoine Vitez, 2004.

 

[6] Le Complexe Roumanie de Mihaela Michailov, traduit du roumain par Alexandra Lazarescou, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

 

[7] Cherche mon pays sur google ! de Mihaela Michailov, traduit du roumain par Alexandra Lazarescou, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

 

[8] La Famille Offline de Mihaela Michailov, traduit du roumain par Fanny Chartres, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

 

[9] Comment Barbie traverse la crise mondiale de Mihaela Michailov, traduit du roumain par Frédéric Grosche, au répertoire de la Maison Antoine Vitez.

Écrire

 « LE GOUVERNEMENT DE L’HOMME PAR L’HOMME C’EST LA SERVITUDE. Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran. Je le déclare mon ennemi. Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné, prêché, contrôlé, estimé, apprécié, censuré, commandé, par des êtres qui n’ont ni le titre, ni la science, ni la vertu. Être gouverné, c’est être gardé à vue, inspecté, espionné, dirigé, légiféré, réglementé, parqué, endoctriné à chaque opération, à chaque transaction, à chaque mouvement, doté, enregistré, recensé, tarifé, timbré, toisé, coté, cotisé, patenté, licencié, autorisé, apostolisé, admonesté, empêché, réformé, redressé, corrigé. C’est, sous prétexte d’utilité publique et au nom de l’intérêt général, être mis à contribution, exercé, rançonné, exploité, monopolisé, concussionné, pressuré, mystifié, volé, puis, à la moindre résistance, au premier mot de plainte, réprimé, amendé, vilipendé, vexé, traqué, houspillé, assommé, désarmé, garrotté, emprisonné, fusillé, mitraillé, jugé, condamné, déporté, joué, berné, outragé, déshonoré. Voilà le gouvernement. Voilà sa justice, voilà sa morale. Ô personnalité humaine, se peut-il que, pendant soixante siècles, tu aies croupi dans cette abjection ? »

 

Sirocco d’hiver, Miklós Jancsó, 1969 [1]



[1] Sirocco d’hiver (Sirokkó), drame de Miklós Jancsó, 1969. Film hongrois, 1h21.

Portraits

 

Ars Longa. Vita Brevis.

 

Entretien avec Pascal Rambert

« C'est au moyen de formes différentes que nous cherchons à nous rapprocher du vivant »

 

Avant son départ pour Porto où il créera son premier opéra, Philomela, avec le musicien James Dillon, Pascal Rambert nous reçoit dans son appartement de la Goutte d'Or (Paris).

 

Les moteurs poïétiques de Pascal Rambert

Murs décrépis, intérieur spacieux, lumineux, sobre et épuré : un espace vide, où l'imagination peut voguer librement. Sur scène comme dans la vie, l'état brut prédomine et Rambert ne se délecte que de silence et de pièces dénudées. Des photos de celle qu'il aime et des mémentos de ses futurs projets sont accrochés au mur. Jusqu'en 2008, tout est tracé. Mais la porte reste grande ouverte à l'imprévu. « Mes années sont un peu occupées. » Philomela à l'Odéon fin avril 2005, la création d'un court et d'un long métrage, respectivement Quand nous étions punks diffusé sur France 2 en novembre prochain et La Baie de Tokyo, la préparation d'After/ Before pour Avignon 2005, les installations en temps réel… Rambert est un acharné du travail.

 

Souriant, chaleureux, d'une douceur quasi inattendue pour ce grand détracteur des espaces scéniques contemporains… On se demande si l'on verra apparaître son côté radical, subversif. Et la foudre tombe, sur la fibre de l'art politique. Là, Pascal Rambert s'échauffe, parle fort et gesticule. La « morgue des puissants », il l'a en horreur. Blessé par le chemin du temps qui confine son œuvre à l'hermétisme. Mais le sérieux, il préfère le tempérer et laisser ressortir son côté espiègle, son franglais bobo, sa posture rebelle et provocatrice face au monde, « Fuck les idées ! ». Dans un étonnement permanent, il y a cet aplomb propre à l'adolescence, où chaque moment est d'une intensité extrême, la sensibilité à vif, l'attitude enthousiaste, fougueuse et arrogante.

 

La mort ne le fascine plus, finies l'héroïne et l'envie dévastatrice de se foutre en l'air. « J'avais envie de disparaître, j'ai cherché à me tuer. J'aimais bien Tchekhov quand j'ai commencé, j'étais impressionné par cette violence. Mes premiers textes avaient quelque chose de dépressif. » Désormais, il aime la beauté, voue une passion sans bornes à son fils de dix ans, parle de sa fiancée new-yorkaise à laquelle il dédie son texte Le Début de l'A. (chanson), qu'ils joueront ensemble à la Comédie Française en janvier et mars prochains. Mais entendons-nous bien : ce n'est pas un « achievement » d'être programmé au Français.

 

Pascal Rambert n'est pas metteur en scène, il ne cesse de le répéter. Les metteurs en scène ? Il les exècre et prône leur disparition. Lui dispose d'un « craft » supplémentaire. Il est auteur. « Ça ne m'intéresse pas d'être un metteur scène, un chorégraphe ou un acteur. Ce qui me plaît, c'est le rapport quotidien à l'art. » Artisan de l'écriture en temps réel, processus exploré dans son dernier spectacle Paradis, il préfère les installations/performances esthétiquement non identifiées, qu'il nomme F.S.O., formes sans ornement : « On fait des choses en temps réel avec mon groupe, on travaille dix heures d'affilée, les spectateurs peuvent entrer et sortir, les acteurs élaborent des mouvements, de la parole que je n'ai pas écrite. Des relations se créent, ni psychologiques, ni narratives, des relations de corps et de paroles dans l'espace, proches de l'improvisation, sauf que j'y ai enlevé le sujet. On ne sait jamais où cela s'arrêtera. Je crée des modules, les acteurs élaborent leur propre programme, nous cherchons tous avec des réponses de formes différentes, nous essayons de nous rapprocher de ce qui est le plus vivant. »

 

Des « transformations de réalité », c'est là ce qui lui importe. Les entrées, les sorties, les décors, les représentations, Pascal Rambert s'en moque. Il s'interroge sur « comment on peut représenter le réel, organiser la circulation du regard, du désir, de la scène ». Pascal Rambert se définit comme une algue dans la mer qui monte et qui descend au gré des marées. Si « Ars Longa. Vita Brevis » est son credo, l'artiste revient sur ses moteurs poïétiques et ses fondamentaux de mise en scène.

 

Fluctuat.net : Actuellement il y a une tendance, une circulation d'idées communes, qu'un théoricien allemand, Hans-Thies Lehmann, a nommé théâtre post-dramatique. Vous revendiquez-vous comme appartenant à cette mouvance ?

Il y a une quinzaine d'années, je parlais effectivement du post-théâtre. Mais on ne doit plus se contenter des catégories établies au XIXe siècle, qui exerçaient un contrôle en hiérarchisant et en séparant les arts. L'important est de tenir, de contenir par le mot pour redéfinir ce qu'il y a de plus incontrôlable dans l'humain, pour manifester le réel. En montant Paradis au Théâtre de la Colline, j'ai cherché à élargir la textualité à l'ensemble de ce que je fais ordinairement, à ce mélange de créations qui conjuguent texte, manière de bouger et de dire les choses. C'est au moyen de formes différentes que nous cherchons à nous rapprocher du vivant.

 

Le « minuit du théâtre » auquel vous croyez est-il lié à l'abolition de la hiérarchie des genres, au métissage et au frottement des expressions artistiques ?

Le minuit du théâtre, j'y pense tous les jours, je suis dans la rumination. Dans les années 1980, je faisais des spectacles qui ressemblent à ceux que je crée aujourd'hui. Des spectacles très physiques dans lesquels le texte n'a pas plus d'importance que le reste, où il est rédigé dans une optique de sous-écriture, de non-dramatisation. Il peut être fleuri par moments, évoquer le rapport amoureux. Je parlais de « minuit du théâtre » car je sentais le poids de l'héritage français, de la prédominance du texte. Au contraire, il me semble important de sortir de la narration pour en capter le mouvement à l'état pur. Chercher la présence sur scène valable pour elle-même sans être dans le discours.

 

Que ce soit dans De mes propres mains, dans Le Début de l'A., il y a des thèmes récurrents qui semblent caractériser votre œuvre : la dynamique ascensionnelle, la fente, le mouvement, la dimension corporelle, organique, le désir, les corps exposés dans leur nudité…

J'ai toujours associé ce que je fais avec les femmes avec lesquelles j'ai vécu. Cette activité est liée au corps féminin, celui-là et pas un autre : j'ai l'intuition que l'art a à voir avec la sexualité. L'ascension correspond à ce grand jouir, car vivre est une jouissance. Un mouvement pour du mouvement, des corps dans un espace qui produisent des paroles et des mouvements non utilitaires. Embrasser celle que l'on aime n'a pas d'autre effet que l'immédiateté de cette chose elle-même et qu'elle vit pour elle-même.

 

Dans vos textes et spectacles, vous parlez de vous, de votre existence, de vos relations amoureuses. Jetez-vous aux orties le politique dans son opposition sous-entendue à l'intime ?

Non, car la question de l'autre est toujours présente en filigrane dans mes pièces. Quand Stanislas Nordey m'invite au Théâtre de Saint-Denis pour monter Race, je travaille avec des gens issus de l'immigration africaine, nord-africaine et vietnamienne. C'est une radiographie sur comment réparer ce que nous avons déchiré. On peut traiter le politique en France sans être lourdingue. Considérer la place de l'autre en étant dans une poétique et une politique de gauche dans les rapports, plutôt qu'une politique de droite. Asservissement Sexuel Volontaire ne parle ainsi que de Vichy, du passage de Vichy à 15 % de Front National. Comment on est arrivé, à l'époque, à se jeter dans le régime de Vichy par peur du communisme ? J'adore cette période, car je ne sais pas moi-même comment j'aurais réagi. Je m'y intéresse aussi par rapport à mon histoire personnelle. Mes parents venaient du centre de la France et j'ai souvent réitéré le cauchemar qu'ils aient pu être des collaborateurs, des tortionnaires. Je crée des choses in vitro. Je laisse entrer l'extérieur sans exercer le moindre contrôle, de façon aléatoire et donc je laisse entrer le vivant. Mon théâtre est extrêmement structuré, c'est un jardin dont j'entends conserver la jouissance, même si je veux bien y être aussi exploité. Dans ce jardin que nous avons créé, les acteurs ont leur propre autonomie.

 

Et pour moi, c'est ça, la politique. Je veux vivre en accord avec mes idées. J'en paye le prix mais ça me fait jouir aussi.

 

Vous préparez actuellement un opéra et une création pour le prochain Festival d'Avignon.

Nous avons préparé cet opéra à la Villa Médicis à Rome avec James Dillon qui a conçu le livret et la musique. Philomela, l'amie du chant est extrait des Métamorphoses d'Ovide et raconte l'histoire d'un roi qui décide d'aller chercher la sœur de son épouse, car elle lui manque. Dans le bateau, sur le chemin du retour, il la viole et pour qu'elle ne raconte pas ce qui s'est passé, il lui coupe la langue et la met dans une caverne. Là, une vielle dame lui apprend à tisser. Ainsi la jeune femme raconte son histoire dans la tapisserie. J'ai installé l'orchestre sur scène pour qu'il soit mon plus grand métier à tisser du son. C'est la narration du trajet d'un son. D'où il part, par où il passe, où il arrive.

Pour After / Before, qui aura lieu à Avignon, je vais faire un film d'une demi-heure en demandant à 500 personnes ce qu'ils emporteraient dans le monde d'après, s'il y avait un deuxième déluge. Quel système politique, quelle religion, quel cercle philosophique, etc. Puis on installera de grandes plaques de polystyrène et on y fera tomber 200 000 cintres et fragments d'avions pendant une dizaine de minutes. Un déluge énorme qui tombe. Je reprendrai les mêmes acteurs qui ont travaillé sur Paradis et 11 seniors, et je créerai un dialogue sur un avant et un après. Enfin, dans une troisième partie, il y aura un texte d'une demi-heure, et les acteurs commenceront à chantouiller. C'est un mot que j'ai inventé qui est entre fredonner, chantonner, chatouiller.

 

Entretien réalisé le mercredi 7 juillet 2004 à Paris

 

Publié sur Fluctuat, le 13 octobre 2004

 

Alexandra Lazarescou

 

Quand nous étions punks

Diffusion sur France 2 en novembre 2004.

 

Le début de l'A.(chanson)

Avec Pascal Rambert et Kate Moran

Du jeudi 27 janvier au dimanche 13 mars 2005 au Studio Théâtre - Comédie-Française. Tous les jours, du mercredi au dimanche à 18 h 30.

Place de la Pyramide inversée. Galerie du Carrousel du Louvre. 99, rue de Rivoli - 75001 Paris.

Information : 01 44 58 98 58.

 

Philomela

Mise en scène : Pascal Rambert. Musique : James Dillon

Les 28, 29, 30 avril 2005 au Théâtre de l'Odéon/Ateliers Berthier

8, Bd Berthier. 75017 Paris. Métro et RER : Porte de Clichy

Tarif plein : 26€. Tarif réduit : 13€

Réservations : 01 44 85 40 40